Je me suis représenté tel le « merle blanc » d’Alfred de Musset, en tenue de nuit, un bonnet sur la tête, au fond de mon atelier. Comme tout volatile, je suis sur le qui-vive, le regard inquiet. Je tourne la tête en arrière et je me penche sur mon passé. Qu’ai-je fait de toutes ces années ? Je finis d’évider un énorme grimoire que j’avais préalablement scellé à la soude avant d’y déverser un mélange liquide douteux. C’est bien mon portrait. Il a vingt ans déjà. J’ai blanchi, comme Roman Opalka dont l’œuvre ne cessera de me hanter.

 

Je suis attaché à l’image de cet étrange laborantin entouré d’outils, d’éprouvettes et d’instruments de mesure. Il est le témoin de toutes les phases d’une expérience artistique jalonnée par une certaine intuition.

 

Ce merle ressemble à « Melencolia », la célèbre gravure de Dürer, datée de 1514. On y observe un personnage ailé, assis, se tenant la tête, semblant s’interroger sur les mystères du monde, entouré par toutes les allégories du savoir qui pour l’heure ne semblent pas suffire à résoudre l’énigme des origines.

 

Tout ce que j’ai entrepris dans ma démarche d’artiste n’était qu’une sorte de prémonition, une suite de coïncidences innombrables. La première d’entre elles fut une rencontre avec le bleu qui dans l’esprit de chacun est une couleur à la résonance prodigieuse. Yves Klein et Michel Pastoureau, pour ne citer qu’eux, sont passés par là. Le premier en a sublimé la dimension mystique et immatérielle, le second a ratissé son histoire et sa symbolique. Pour ma part plus modeste, j’ai entrevu le bleu comme une anomalie et je me suis d’abord engouffré dans cette faille.

 

L’origine de mes recherches artistiques et de ma « vocation » est donc très précise. elle repose sur l’énigmatique densité lumineuse de l’aluminosilicate de sodium polysulfuré, un pigment de synthèse classé dans la nomenclature du « bleu outremer », ayant servi à remplacer le lapis-lazuli trop coûteux.

 

Je l’ai découvert dans un entrepôt de stockage et de fabrication de produits chimiques. Contenu en grande quantité dans une cuve cylindrique, la vision en plan du pigment dessinait une rondeur crénelée, presque lunaire. Je me souviens du moment où je me suis penché dessus pour observer ce disque de matière soyeuse. Mais surtout, à une certaine distance, en observant le baril de loin, dans l’obscurité de cette usine improbable, une lueur diaphane jaillissait de cette masse, esquissant un carré iridescent aux incertaines découpes, comme un puits de lumière. Je me suis procuré ce bleu, subjugué comme un enfant par ce phénomène irradiant. Dès les jours suivants, je l’ai disséqué comme le ferait un taxidermiste. Je l’ai fait bouillir, je l’ai réduit, je l’ai mélangé, je l’ai couché sur le papier, je l’ai étiré pour en faire ma propre nomenclature, notant les réactions, les variations, les tons et les nuances. J’ai fait de ce bleu mon sujet d’étude et j’ai archivé mes résidus. Cela a bien duré deux ans.

 

La forme carrée s’est imposée immédiatement comme l’unique moyen de contourner la subjectivité du geste pictural.

 

A cette époque, je lisais énormément d’ouvrages d’histoire de l’art. Ma connaissance approfondie de Kasimir Malevitch, d’Aurélie Nemours et de Josef Albers me confortèrent dans l’idée de réduire ce bleu à un alphabet, à un programme et à m’en tenir à l’expérience formulée par le modernisme : « Ne rien céder au lyrisme et s’en tenir à l’autonomie absolue de la forme dégagée de toute référence extérieure ».

 

Pour le passionné d’histoire de l’art que j’étais, cette filiation, que l’on éprouve lorsque l’on débute, était rassurante et confortable. D’ailleurs, je ne voyais pas bien pourquoi ni comment traduire ce bleu autrement que par cette démarche linéaire.

 

Je suis donc allé très vite à l’ascèse du carré bleu et à sa sévérité.

 

Je voulais me fabriquer une fenêtre, à moins que ce ne soit une issue.

 

A force d’acharnement, j’ai fini par trouvé le processus technique permettant de restituer concrètement l’iridescence du pigment par soustraction de l’un de ses composés.

 

En le fixant sur une surface transparente à l’aide d’un liant dur, je l’ai stabilisé d’une manière durable sans en altérer la densité. Grace à un retrait de la couche externe du pigment, je suis parvenu à circonscrire cette luminosité par réflexion.

 

J’étais enfin capable de reconstituer cette apparition lumineuse.

 

C’est à ce moment précis que j’ai réalisé mes  premières compositions de lumière pure pour figer cette résonance iridescente. Comme si je ne voulais pas me départir de cette « épiphanie » originelle, je me suis perdu dans cette introversion. A l’époque, j’assistais au montage de l’exposition de Jean-Olivier Hucleux au musée d’art contemporain de Lyon. Je participais à la rédaction de son catalogue. Ce terme d’épiphanie, il l’employa devant l’un des nombreux portraits qu’il réalisait alors à la mine de plomb. C’était celui de Roman Opalka. En dessinant d’une façon mécanique et totalement inimaginable jusqu’à mimer la photographie, Hucleux confessait mettre « le chaos en ordre ». Par une approche certes très différente, j’avais l’impression que ces deux artistes faisaient exactement la même chose en se mesurant au temps.

 

J’ai alors cherché à éprouver physiquement un désir de répétition avec mes propres moyens. Dans un petit atelier sombre, J’ai peint inlassablement dans le noir pour ne pas corrompre le bleu des centaines de petites compositions. J’ai retourné mon œil pour ne rien regarder d’autre. J’avais mon modèle.

 

Évoquant pour la première fois la notion de ciel dans cette perdition esthétique, je l’ai associé à la claustrophobie, à une perception rétinienne sans adhérence. J’ai tenté de reconstruire un espace uchronique. Le carré était la seule donnée qui me rattachait à une hypothétique réalité. Je l’ai maintenu comme la seule architecture possible de cette équation renfermant un vertige mal défini.

 

Même en changeant d’atelier, cette prégnance lumineuse est restée longtemps gravée sur le fond de mon œil comme un sujet d’étude que j’ai traité « au rythme du millimètre » pour reprendre l’expression d’Aurélie Nemours. Il n’était pas un ciel mais « il entretenait une correspondance avec cet autre bleu sans périmètre ».

 

« Eidétique », (c’est ainsi que Wassily Kandinsky nomma le souvenir mental de la couleur), est le nom de la série limitée des premiers grands carrés que j’ai réalisé pour «m’extraire » à partir de ce moment-là. Des carrés monochromes, de grandes dimensions toujours identiques, imposants, très géométriques, présentant néanmoins un léger dégradé à peine perceptible lié à la coulée.

 

Je maîtrisais ce bleu parce que je maîtrisais cette forme, comme un autoportrait.

 

A mes débuts, je cernais les premiers grands carrés d’une marge noire pour souligner l’importance de l’obscurité. Ils me donnaient l’impression de flotter au milieu de nulle part. Comme le carré iridescent aux incertaines découpes de l’usine. J’ai commencé à m’intéresser à l’optique, aux phénomène de perception, à la physique des couleurs, aux ondes, à la spectrographie, à l’astronomie et à tous les domaines de l’art se confondant parfois avec la science.

 

Mon univers hermétique s’est ouvert à une première résonance. Après avoir lu un extrait de la « phénoménologie de la perception » de Merleau-ponty consacré au cube, j’ai désossé l’ouvrage, je l’ai sérigraphié pour en faire une grande nappe de paragraphes contenant des dessins de l’auteur qui s’étiolaient dans toutes les directions. J’ai posé dessus des petits cubes transparents dont une seule face était teintée de bleu et j’y ai vu des fragments de ciel.

 

La lumière du bleu ricochait aux quatre angles d’un autre grand carré que j’avais peint comme un quadrangle, comme s’il avait été légèrement déformé par une onde. Devant lui, j’ai placé sur un grand miroir posé sur un socle blanc des structures triangulaires en métal pour associer ce ciel aux montagnes. Sur le miroir, j’ai posé quelques pyrites, ces petites pierres cubiques, qui me faisaient penser à des constructions. Dans l’installation, sur le mur, à proximité, j’avais crayonné des petits carrés gris sur de grands feuillets de partition de musique. Ils m’évoquaient les saisons et ses « humeurs atmosphériques ». J’avais même réduit l’évocation de la structure de ma propre maison à un carreau de faïence. Au dessus, j’y avais dessiné un toit.

 

J’étais enfin sorti de mon enfermement.

 

Partout proliférait dans mes projets la forme du carré et je me rendais compte de mon désir de « réduire » mon environnement immédiat à ce signe.

 

Cette réduction, cette recherche de l’ossature, je la devais à ma connaissance de Cézanne et à son principe si étrange de « modulation ». Peu avant sa mort, il adressait à Emile Bernard ses réflexions sur la géométrie perceptive : « Tout s’ordonne dans la nature en suivant l’alignement de cônes, de cylindres et de sphères ». L’artiste ouvrait ainsi la voie au cubisme analytique, à l’attentat frontal contre la mimétique et à l’effondrement du continuum de la surface peinte.

 

Tout réduire au carré, de l’immensité du ciel à la minutie d’une habitation, m’apparaissait comme un imaginaire fécond, obligeant à une hiéroglyphie astucieuse pour décrire l’environnement extérieur.

 

J’apportais ainsi à mon obsession du carré une assise et une respiration qui convenait parfaitement à mon goût pour la géométrie et pour les grands artistes dont je commençais à fréquenter les œuvres de près dans les galeries spécialisées qui soutenaient alors aussi mon travail. J’avais l’impression d’apporter ma pierre à l’édifice, enfin légitimé dans ma démarche et pouvant prétendre côtoyer les œuvres de Vera Molnar, d’Aurélie Nemours ou de Carlos Cruz-Diez.

 

Dans un premier temps, j’ai accepté cette filiation aux abstraits géométriques sans pour autant me sentir à l’aise avec ses dogmes. Le manifeste de « l’art concret » date un peu. C’est une école de pensée à bout de souffle. Toute une génération d’artistes s’est pourtant accrochée à ses postulats, d’autres ont été réduits à ce formalisme. Historiquement, dans ce petit monde fermé, chacun tente de lier sa démarche à un univers singulier comme les mathématiques, la géométrie, l’informatique et la sérialité de l’algorithme, la philosophie structuraliste ou autre phénoménologie de la couleur. Le carré de lumière qui faisait mon identité revendiquait certes cette part de formalisme. Je l’ai décrit comme une tête, une cérébralité, une extension du carré noir sur fond blanc et du carré blanc sur fond blanc. C’était certainement prétentieux.

 

Si je ne savais pas précisément pourquoi je peignais tous ces carrés et quelle destination ultime leur donner, je savais en revanche d’où ils venaient… Du moins, je le croyais.

 

Plus le temps passait et moins je me sentais peintre, encore moins « peintre du bleu ». Peindre est une posture qui engage trop de subjectivité. Le peintre pour moi, avec toute la noblesse qui le caractérise, c’est celui qui attend l’inspiration pour sublimer l’ordinaire par le biais du pictural.

 

Et même s’il réfute toute inspiration pour appliquer un programme, il est encore dans le pictural. Il est difficile d’échapper aux raccourcis. Pour y répondre, j’avais intitulé une rencontre autour de mon travail, « ceci n’est pas du bleu »… C’est de la lumière, c’est une longueur d’onde. Le bleu, comme n’importe quelle couleur, n’existe que dans l’œil.

 

En matière de référence, je m’identifiais bizarrement à des démarches plus orphelines comme celle de Wolfgang Laib, connu pour ses grands carrés de pollen de pissenlit ou de noisetier posé à même le sol. J’ai toujours été fasciné par la syntaxe hétérogène apparente de cet artiste.

 

Wolfgang Laib travaille le pollen en carré, le bois laqué en empruntant la forme triangulaire, les pierres de lait en vasques concaves, le riz sous forme de dôme, la cire en plaques rectangulaires recouvrant des caissons à l’intérieur desquels il est possible de pénétrer….

 

La dispersion des constituants de son œuvre est « un grand tout » s’emboîtant parfaitement dans le puzzle de sa recherche harmonique.

 

Quelque chose se cachait là, j’en avais l’intuition.

 

M’ouvrant aux croyances lointaines, aux mythes de l’univers et à la cosmologie, la découverte du rituel de l’ornithomancie et plus précisément la légende très peu documentée de l’Auspex a fait vibrer mes interrogations d’une nouvelle note.

 

L’ornithomancie, du latin « auspicium », que l’on peut traduire aussi par auspice ou augure, est un procédé divinatoire basé sur l’observation du vol des oiseaux oraculaires. Dans la classification de Platon, elle relève de la divination par signes par opposition à la divination inspirée. L’ornithomancie était très pratiquée en Grèce ancienne ainsi qu’à Rome. Il s’agissait essentiellement de l’observation de l’apparition fortuite d’oiseaux, à un moment-clé.

 

Tous les grands devins de la mythologie comme Tirésias ou Calchas, pratiquaient ces rites. Plus intéressants furent quelques développements éparses au sujet de ces pratiques dans la Rome ancienne, et ce depuis les étrusques, où cette divination était pratiquée dans un espace délimité et sacré, un espace virtuel découpant le ciel visible en secteurs attribués aux divinités et dans lesquels les observations étaient faites.

 

Les pratiques ancestrales de cet ordre semblent avoir muées et évoluées en fonction de données géographiques et anthropologiques, en fonction de la spécificité de certaines coutumes et de certaines cultures locales.

 

Le plus fascinant récit évoquait l’Auspex, un devin aux origines incertaines, un synonyme supposé de l’Augure, « celui qui d’ici voit loin, au-delà de ce bas-monde ».

 

Une formule le décrivait ainsi : «Il convient d’être attentif à certains signes comme l’était l’Auspex pointant son bâton vers le ciel, y traçant un carré, et attendant que les oiseaux viennent voler à l’intérieur de ce périmètre virtuel pour interpréter leur trajectoire et comprendre les mystères du monde ».

 

J’ignorais tout de ces légendes qui semblent s’être répandues dans des contrées isolées, dans les déserts et les espaces montagneux reculés.

 

L’absence d’informations et d’images plus précises ouvrait la strophe d’un formidable imaginaire à reconstituer.

 

Par quel mécanisme de l’esprit avais-je inconsciemment mimé ce rituel surprenant ? Je me suis alors réconcilié avec la part de lyrisme dont je m’étais toujours défendu.

 

En épanchant durant des années le pigment liquéfié sur une surface, j’avais cédé inconsciemment à une fascination pour l’indicible.

 

J’improvisais certainement à ma manière ce que faisaient ces devins, sans ostentation ni louange, sans considération mystique, davantage concentré sur le début et la fin de mon geste et sur la prise lente et compliquée du pigment immaculé aussi plat et réverbérant qu’un lac.

 

Ruminant cette coïncidence troublante et des excès de « cervellités », je m’étais, ces dernières années, intéressé aux mécanismes de l’alchimie.

 

Je m’étais passionné pour cette histoire haute en couleur qui pouvait faire vaciller les limites de la raison.

 

Mes rencontres, dans ces années-là, avec cet univers m’ont probablement fait basculer dans un monde d’expériences inédites, des enseignements qui allaient déprogrammer l’endroit de mon regard.

 

« L’outre-physique » est le terme de l’ouvrage qui a fini par sceller, sous la forme d’une merveilleuse cartographie, des correspondances poétiques et artistiques avec Richard Ober que j’avais fréquenté très régulièrement durant plusieurs années. J’avais fait sa connaissance à l’occasion d’une exposition personnelle. Nous avons ensemble échafaudé les étapes d’un voyage initiatique et surréaliste dans lequel « blau » était le personnage principal. C’est ainsi qu’il me nomme...

 

Des « histoires de bleu », j’avais pu en lire des dizaines, j’avais pu en proposer des « versions peintes » de façon minimaliste sans envie d’y voir le ciel.

 

Mais cette idée de peindre le bleu sans autre intention avait fini par m’être insupportable. Ce n’était plus un sujet car il n’y avait plus rien derrière. Plus rien ne s’harmonisait vraiment dans l’expérience concrète. Je n’étais ni dans la bonne sensation, ni dans la bonne perception.

 

Le récit de « l’outre-physique » fut donc le début d’une autre révélation. Il prenait sa source dans la vision fragmentaire du pigment vu sous la coupe d’un microscope qui donnait littéralement l’impression d’être dans le cosmos.

 

« Ayant opéré la convergence de nos affinités et de nos connaissances, l’expérience du bleu et de sa dissection au plus profond des abysses de la matière et de l’inconscient a donné lieu à des coïncidences qui renouvellent et réactualisent l’intuition initiale de la Renaissance selon laquelle il existe des passerelles et des liens entre le microcosme et le macrocosme ».

 

Le bleu enchâssé dans sa structure carrée était le début d’une syntaxe, un toit, une boussole, une carte géographique. Il a fini par me donner à voir un monde invisible et vertigineux, une généalogie, une cosmogonie refoulée.

 

Depuis des temps immémoriaux et malgré une syntaxe demeurée clairement obscure, il est désormais tenu pour acquis que le carré symbolise la terre et l’homme dans sa quête incertaine, dans ses vœux pieux d’immortalité comme dans ses imperfections. Le cercle de la voûte céleste, l’immanence, les mystères du monde n’ont-ils pas marqué les esprits et les premières croyances au point d’ouvrir une brèche vers l’échafaudage d’une mesure ?  Depuis sa naissance, l’homme a toujours bâti, orientant son plan, entre le carré et le cercle, entre la finitude terrestre et l’immanence cosmique, pour chercher un chemin dont il finira par entrevoir le montage à travers la fenêtre de la perspective.

 

L’ornithomancie est en définitive un bornage du ciel, une arithmétique faite d’abscisses et d’ordonnées permettant de fixer la trajectoire du vol des oiseaux et métaphoriquement celle des hommes. Cette géométrie primitive s’enrichit d’une schématisation, d’une réduction de l’observation du vivant que l’on pourra diagnostiquer très tôt dans les cultures anciennes. C’est d’ailleurs les premières formes de géométrie apparues dans l’art, bien avant les pionniers du XX ème siècle qui ne revendiquaient aucun formalisme. Sur ce point, l’austérité du néoplasticisme de Mondrian a pu être mal interprété, tout comme l’œuvre d’Aurélie Nemours plus tard qui parle de la répétition de ses carrés comme d’une interminable marche.

 

Le ciel aurait-il été le premier territoire à être cartographié, pour que l’homme au travers de lui puisse encore trouver sa place et son chemin, pour qu’il regarde le monde de son point de vue ?

 

Dans le prolongement de ces pratiques, l’homme a toujours cherché à s’approprier la nature en commençant par dresser un répertoire de motifs géométriques dès le paléolithique pour le développer et le diversifier au néolithique.

 

Ces schémas s’inspirent à l’origine des formes réduites de la nature, dessinant des idéographies, des systèmes d’écritures codées qui finiront par s’enrichir et s’affiner avec le temps.

 

Certaines formes complexes proviennent de l’observation précise de motifs à peine visibles. Ainsi, les formes polygonales découlent des cristaux, les hexagones des nids d’abeilles, les fractales viennent des fleurs, les rhombes des écailles de poissons, le damier des cassures transversales de fragment d’ivoire… La géométrie, que l’on trouve partout dès le paléolithique, sur les stèles primitives, les contenants comme les urnes, les tissus tribaux, est née d’une volonté de s’approprier le langage de la nature.

 

L’invention précoce de certains outils comme la règle et le compas conduira à la mathématisation du motif et à sa complexification exponentielle avec l’informatique. De tout temps, l’architecture sera le champ d’application de postulats théoriques de cet ordre. Les premiers plans de constructions, notamment dans l’Égypte ancienne, suivront des cadastres dont la géométrie est inouïe.

 

Dessiner un carré est un rituel ancestral qui permet de circonscrire «un territoire qui ne peut l'être».

 

Il convenait de construire autour du récit de l’Auspex une scénographie plus tangible. Aucune description concrète n’en avait été faite. Parfois, c’est l’image d’Henri Matisse en train d’esquisser les études de son chemin de croix de la chapelle de Vence qui me vient à l’esprit. Pour amener son désir à la simplicité la plus pure, il a fixé sa craie au bout d’une longue canne. Il dessine sur le mur en se tenant à deux mètres de son sujet. Il se tient à distance.

 

Je n’ai pas donné de visage à l’Auspex. J’ai imaginé un ermite dans une bure sombre, vivant en haut d’une montagne. Habitant les Pyrénées et familier de l’histoire de sa conquête et de ses légendes, je connais des endroits où il aurait pu avoir vécu. Probablement dans une grotte ou plus vraisemblablement dans l’un de ces premiers habitats primitifs dont les pyrénéistes ont retrouvé des traces. Des cabanes de pierre dont la base pouvait être ronde comme aux origines, avant l’édification du plan carré.

 

Mon imaginaire géométrique s’est cristallisé autour de la forme de l’igloo. J’avais bien sûr en tête les splendides dômes de Mario Merz.

 

En Aragon, on trouve des gisements de pyrites, ces petites pierres dont certaines variétés se présentent sous la forme plus ou moins parfaite de cube. C’est un sulfure de fer donnant des faces plates à reflets dorés. Il est difficile d’imaginer que la nature puisse d’elle-même générer une telle symétrie basique et parfaite.

 

Ayant réussi à les trouver en quantité importante, j’ai réalisé une construction primitive en forme de dôme, en me servant des pyrites comme de pierres de tailles.

 

Il me fallait aussi donner une apparence au « bâton de l’Auspex », l’outil qui servait à dessiner les lignes dans le ciel pour le contenir et apprécier la trajectoire des oiseaux. Je ne voulais pas utiliser un morceau de bois.

 

J’ai cherché un matériau dont les constituants géométriques étaient manifestes. Quelque chose d’organique, témoignant d’une vie lointaine.

 

Petit, je m’étonnais de trouver des coquilles dans les montagnes. J’ai utilisé celles de l’escargot pour le confectionner. Leur superposition me faisait penser aux bâtons de marche ouvragés des bergers. J’ai conservé l’apparence de l’or pour l’igloo en pyrites et j’ai choisi l’argenture pour le bâton. J’ai disposé les deux éléments devant un premier grand « ciel géométrique de l’Auspex », en revendiquant ce nom. J’ai conservé mon habitude des marges en creux pour laisser passer davantage de lumière dispersée.

 

J’utilise désormais le pigment dans les limites de la raison.

 

Inspiré de prime abord par les formes pures, j’ai commencé à nourrir alors dans la confidentialité de mon atelier un intérêt plus appuyé pour la genèse d’une géométrie sous-jacente de la nature, des travaux de la science et des croyances séculaires.

 

Je me suis d’abord imposé un cadre, un protocole de recherche passant par des lectures, des expériences de chimie, par la compréhension des constituants de la matière, du moléculaire au bulbaire, de l'organique au minéral…La poétisation de la science m’est apparue comme un univers de petites consolations, comme autant de remèdes à la déception du visible et au désir de voir plus, de voir au-delà, dans l’invisible.

 

Dans mon esprit, le monde de la connaissance et sa matérialisation se hiérarchise sur les étagères d’un cabinet de curiosités. J’ai commencé à fabriquer des petits objets aux formes primaires et initiatiques aux motifs géométriques anciens, j’ai combiné diverses sortes de cristaux comme des reliques. J’ai esquissé des plans architecturaux en ruine avec des pierres géométriques. J’ai reproduit les fabuleux dessins de Kepler, j’ai détourné des instruments pour créer des oscillations mécaniques. J’ai exploré de vieilles reproductions de manuscrits de mathématiques, reconstitué des boîtes optiques et des chambres noires.

 

J’ai travaillé sur la symbolique de l’athanor et de ses représentations surréalistes comme « La naissance de l’oiseau » de Rémédios Varo, une œuvre décrivant un procédé alchimique d’apparition de la vie à partir de la matière cosmique et des astres.

 

J’ai étudié les prismes et la décomposition de la lumière blanche dont on trouve déjà des traces dans une « Annonciation » de Jan Van Eyck datée de la première moitié du XV siècle. On peut observer dans cette œuvre une attention minutieuse portée par le peintre à la dimension proprement sismique de la matière qu’il restitue ou plutôt qu’il transmute littéralement avec une préciosité chirurgicale.

 

Dans beaucoup de ses œuvres, on observe des vitraux épais en cul-de-bouteille. C’est probablement dans une église de Gand qu’il a observé le phénomène de la division de la lumière. Il s’en est servi pour évoquer le mystère divin de son Annonciation : Au moment où un rayon de lumière blanche, étirée par une colombe, touche la tête de la Vierge encore décoiffée, les ailes de l’ange se parent des couleurs de l’arc-en-ciel. Si les sujets restent marqués par la tradition religieuse, il se joue quelque chose d’époustouflant en arrière plan, dans les détails de la restitution de la physicité de n’importe quel constituant par la peinture.

 

Dès le XVII siècle, les peintres, les cartographes et les astronomes spéculaient sur les hypothétiques constituants géométriques de la matière et de la lumière pour établir des correspondances entre le ciel et la terre, entre le cerveau et le cosmos.

 

Svetlana Albers, la grande spécialiste de la peinture des pays du nord depuis la première Renaissance décrit parfaitement cette obsession de la vue dans « l’art de dépeindre ».

 

Riche de ces enseignements prodigieux, j’ai alors commencé à travailler d’une façon plus assidue sur des séries de dessins et notamment sur la croissance des cellules. En observant certaines œuvres de Vermeer, j’ai été surpris par sa manière de représenter le « toucher ». Dans l’astronome, le personnage effleure son globe avec la même curiosité que les pigments que broie le peintre patiemment. C’est toute l’histoire moins romancée de « la jeune fille à la perle ».

 

On ressent profondément cette obédience pour les mystères de la « nova descriptio », La nouvelle description de l’univers qui signe aussi sa carte dans « l’atelier » daté de 1667. La peinture des pays du nord est une peinture chargée par l’allégorie prodigieuse du réel lui-même. On dit de cette peinture qu’elle répond à l’« ut pictura ita visio ». Que l’œil est déjà un acte de représentation.

 

Pour mesurer l’infiniment grand comme l’infiniment petit, ces artistes géomètres ont considéré l’œil comme un pur vertige, à commencer par Descartes dans la Dioptrique. L’expérience de l’œil-de-bœuf frais placé dans l’oculus d’une porte est riche d’enseignements. Descartes y décrit une vision du monde amplifiée, comme à travers les premières optiques astronomiques.

 

Même si tout cela est passionnant, je n’ai pas vocation non plus à établir un compte-rendu scientifique. Je me place dans une posture d’inventivité à partir d’une observation méthodique de cet « ordre » des choses.

 

Concernant les cellules dont j’ai d’abord fait une sorte d’inventaire, Je me suis vite rendu compte qu’elles suivaient un schéma qui n’était pas aléatoire. En me basant sur des comptes rendus scientifiques, je spécule sur les possibilités de leur croissance ou de leur mutation. J’ai par exemple commencé par associer la prolifération d’un tronc à celle d’une tige. J’ai poursuivi ces recherches sur les fractales des fleurs, sur la croissance végétale du tournesol et du chou romanesco qui obéit à la double hélice de Fibonacci, sur les noyaux, sur les crassulas cubiques, sur l’autosimilarité, les stellations et les tessellations…Dans le monde végétal comme dans le monde minéral et organique, les croissances ordonnées sont très répandues et frôlent souvent des extrémités que seules les anomalies ternissent.

 

Les travaux du physicien Jean-Pierre Luminet sur les rapports entre art, science et imagination géométrique m’ont également permis de me persuader que les intuitions créatives et les correspondances entre l’infiniment grand et l’infiniment petit existent.

 

Juste avant la période de la pandémie, je me suis mis à travailler des volumes grâce au procédé de l’inclusion. Les reliques, les fossiles, les météorites, les pierres géométriques, les globes de sélénite, tout ce que j’avais accumulé me semblaient contenir des pouvoirs. J’ai fabriqué des polyèdres irréguliers en résine à partir de sel et de poudre de quartz. J’étais alors fasciné par l’idée de fabriquer des copies, de mimer par un procédé industriel les croissances naturelles. J’ai enfermé dans des caissons lumineux des sculptures qui me semblaient posséder des propriétés irradiantes.

 

J’ai commencé à travailler sur les « éléments » et j’ai développé les « univers », des visions rétrécies de mondes fantasmés et des évocations des mythes de l’univers. J’ai réalisé des installations avec des pyrites brisées pour dresser des cartes qui m’évoquaient des territoires perdus et foulés par des points et des trajectoires. Ces cartes, associant le dessin et des petits objets naturels, étaient à la fois une évocation de ruines alignées mais également des cartes célestes et des constellations. Dans ce travail, je me délectais de n’être ni sur terre ni dans l’univers mais dans l’interstice de l’espace de mon cerveau.

 

Durant le confinement, obsédé par l’idée de l’enfermement, cet état s’est aggravé. J’ai fabriqué des « cages de feu » et des « spectres », des « fours en fusion » d’où coulaient d’énigmatiques substances. J’ai ressorti mes outils de chimistes et mes acides. J’ai manipulé les échauffements de résine comme si je voulais me convaincre de la puissance inhérente de la matière.

 

J’ai ressenti l’impérieuse nécessité de mettre une certaine idée de « l’infini du dehors » en boîte et en forme.

 

En me promenant, j’ai un jour trouvé une coquille d’escargot ouverte. Son axe était visible et dessinait précisément l’enroulement d’une tornade. Je suis resté sidéré. Mes sujets à venir étaient là, sous mes yeux. J’ai glané des centaines de coquilles pour réaliser une installation repensant la suite de Fibonacci.

 

Plus encore, si l’on va sur le terrain des actes prémonitoires : je me souviens d’avoir chiner une sphère en métal qui renfermait un grelot faisant un bruit étrange. Je l’ai fixée sur un socle en polyméthacrylate et je l’ai disposée au milieu d’un caisson recouvert de miroir. Éclairée grâce à une source aveugle, elle se démultipliait sur tous les plans de mon dispositif. Je ne suis pas scientifique et encore une fois j’ai découvert bien plus tard que ce phénomène avait une correspondance. Luminet l’évoque dans ses séances et le décrit comme le phénomène de la cristallographie cosmique. Ce phénomène est étudié depuis quelques années par des chercheurs en astonomie. On le trouve partout. Luminet affirme que déjà Kepler, dans un petit traité de 1610, « L’Etrenne ou la neige sexangulaire » révélait cette articulation répétitive des formes hexagonales des flocons de neige et fit le lien avec celles des cristaux. Il en rendit compte par des raisonnements géométriques prémonitoires et surtout par le dessin. La science affirme que nous sommes tous conditionnés par la nature pour réaliser inconsciemment ces gestes par intuition.

 

Kepler suggéra aussi que la structure de certaines formes mimait le principe mathématique des « stellations », c’est-à-dire que la nature réalise des empilements parfaits. Par exemple, que les pépins de grenade, de forme rhomboédrique, occupent le moins d’espace possible dans le fruit, et que les alvéoles d’abeilles ont une forme qui permet d’enfermer la plus grande quantité de miel. Sur ce dernier point, ce qui nous apparaît comme une évidence dilue probablement la compréhension du mécanisme qui préside à cette « création naturelle ». Mais surtout, Luminet prétend que Kepler entrevit les principes sous-jacents de symétrie qui président à l’ordonnancement du monde, sur toutes les échelles de grandeur, depuis les cristaux et plus tard les cellules et les molécules, jusqu’aux orbites planétaires et au cosmos tout entier.

 

Jean-Pierre Luminet relate dans « sphères, polyèdres et cosmos » toute une histoire de cette cosmologie : « Les concepts d’harmonie universelle et de représentation géométrique du monde ont très tôt été appliqués à l’étude du firmament. Au IV siècle av.J.-C., Platon adopta le terme cosmos pour désigner l’ensemble formé par la terre et les astres.

 

Les astronomes et les philosophes de ce temps avaient compris que les mouvements des astres n’étaient pas aléatoires, mais suivaient des lois permettant de les prédire ; ce fut le point de départ de l’application de la géométrie à la compréhension des mécanismes du cosmos.

 

Et l’auteur de poursuivre : « Platon et son disciple Aristote introduisirent une distinction entre le monde sublunaire et le monde supralunaire. Le premier, s’étendant de la terre à la lune, était constitué de quatre éléments matériels, la terre, l’eau, l’air, le feu, ainsi que de leurs combinaisons ».

 

Jean-Pierre Luminet précise que « ce premier monde est instable, qu’il est un monde de changement où les choses naissent, croissent, s’altèrent et meurent ».

 

C’est précisément le sentiment que m’inspiraient ces essais de sculptures en résine qui avaient implosé ou suinté au moment de la polymérisation notamment parce que je n’avais pas respecté les dosages ou que j’avais volontairement mélangé des matières incompatibles.

 

Quant à enfermer des métaux lourds ou des éléments organiques en décomposition dans du polyméthacrylate étanche, cela ne venait-il pas conforter ce besoin de manipulation dont on ne peut maîtriser tous les tenants et les aboutissants ? C’étaient clairement des expériences très limites que j’avais besoin de réaliser à ce moment-là, une cacophonie explosive dont j’ai conservé quelques traces dont des fours à combustion lente qui crachent des nuages de météorites. Ayant eu le temps de lire durant cette période, je me souviens des essais d’un alchimiste qui prétendait fabriquer des météorites en mélangeant du souffre, du sel et du mercure et en faisant chauffer le tout.

 

Luminet évoque ensuite le monde supralunaire qui, en revanche, comprenant les astres, les cieux et le firmament, était le royaume de la perfection, supposé éternel et invariable. « En termes géométriques, le monde supralunaire devait nécessairement s’organiser en sphères concentriques. Dans le monde sublunaire, moins harmonieux, chacun des constituants était représenté par une figure géométrique moins symétrique que la sphère, à savoir l’un des solides platoniciens, aujourd’hui appelés polyèdres réguliers. La terre était rattachée au cube, l’eau à l’icosaèdre, l’air à l’octaèdre et le feu au tétraèdre. Platon associe le cube à la terre considéré comme l’élément le plus pesant parce qu’il est la forme la plus difficile à mouvoir. Tout cela s’harmonisant dans la perfection du cercle ».

 

Et au physicien de conclure son introduction ainsi : « Pour Platon, les polyèdres réguliers révélaient l’essence propre des éléments. Les concepts cosmologiques de Platon et d’Aristote conduisirent à l’élaboration d’un modèle d’univers fini et fermé, d’où le qualificatif de géocentrique donné à ce système du monde ».

 

« Lorsque son contemporain Théétète lui signala qu’il existait un cinquième polyèdre régulier, en l’occurrence le dodécaèdre à douze faces pentagonales dont la forme se rapproche le plus de la sphère, Platon imagina une cinquième essence, la « quintessence », lui permettant de compléter son modèle géométrique du cosmos. Élément de transition entre les mondes sublunaire et supralunaire, il fut nommé « éther », dont l’étymologie signifie : « court toujours, comme les astres autour de la terre ».

 

En me basant sur un dessin extrait du Cosmographicus Liber de Petrus Apianus daté de 1524, sorte de modèle d’univers géocentrique fermé, j’ai voulu faire un lien entre cet étrange cosmologie et l’histoire des labyrinthes circulaires. On peut observer une première correspondance entre ce schéma et le labyrinthe digital de la cathédrale de Lucques en Italie. De petite taille, gravé sur le mur, il présente onze cercles concentriques s’organisant autour d’un îlot central marquant les axes cardinaux. Les fidèles suivaient le parcours du doigt avant de rentrer dans l’édifice.

 

Même s’il n’en reste pas de traces, on sait aujourd’hui avec exactitude que des esquisses gravées de labyrinthes circulaires sur des tablettes ont été exhumées de sépultures remontant à l’âge du néolithique.

 

Le plus ancien labyrinthe circulaire unicursal monumental « au tracé d’une lieue » orne le sol de la basilique Saint-Vital de Ravenne. On le retrouve aussi dans la cathédrale de Chartres. On y observe très clairement un chemin fléché à suivre, si possible à genoux, par des pénitents s’épargnant ainsi la réalité d’un pèlerinage coûteux. Dans les édifices religieux, le labyrinthe se situe généralement dans le transept ouest, lieu d’où viennent les démons au coucher du soleil. Le labyrinthe ainsi imaginé est le support d’un mythe voire un mode de communication primitif, « un langage avant l’écriture », à échelle humaine.

 

Dans l’imaginaire collectif le plus répandu, le labyrinthe est d’abord associé au Minotaure et à la monstruosité du fruit d’une union amoureuse interdite.

 

La légende de la perdition, de la punition éternelle par le piège infernal éclipse en partie la dimension proprement initiatique du labyrinthe telle qu’elle fut conçue et pratiquée pendant des millénaires.

 

L’archétype ambivalent, devenu universel, est la mesure proprement physique d’un rite de passage permettant à l’homme de sortir de l’enfermement et de l’absurdité de sa condition.

 

Selon les récits, l’homme, obscur à lui-même, se perd en prétendant se connaître, par orgueil. Le labyrinthe matérialise d’abord cette identité, dans toute la complexité de son existence face à l’univers.

 

Capable de se fourvoyer, de douter de ses origines, l’être est aussi susceptible de s’extraire de l’égarement pour accéder à la conscience et à la connaissance.

 

On comprend dès lors l’incarnation complexe de l’instrument qui se présente à la fois comme « le lieu de l’épreuve et d’une possible rédemption ».

 

Le labyrinthe est à la fois métaphore de l’existence et métamorphose de celle-ci.

 

Du monde harmonique tel que le définissait les penseurs antiques au périmètre du rituel, une transformation sémantique s’est produite.

 

Sa définition première empruntera aussi aux mathématiques lorsqu’il deviendra un sujet d’étude des proportions idéales à l’époque de la Renaissance. Avec la modernité, le labyrinthe inspirera tout un imaginaire littéraire et romanesque.

 

J’ai échafaudé ce labyrinthe, comme je dessine une cellule, en considérant que c’est un chantier. Et que pour le mener à son terme, il me fallait du temps. Dans le cas précis, en froissant deux coudées royales de feuille d’aluminium, j’ai confectionné durant cinq années plus de mille cubes au son du marteau avant de les peindre avec un mélange de poudre métallique. Je l’ai proposé à l’occasion d’un concours qui devait se solder par une acquisition et une belle exposition dans la région. Mon projet a été refusé. Déçu, j’ai considéré que je n’avais plus à le finir et j’ai décidé de l’enrichir tous les jours de petits modules d’épiphanie… Ainsi, j’en reviens à une conclusion finalement plus joyeuse qui illustre à merveille l’étymologie de l’éther ; « rien n’est achevé... »

 

Ce qu’il y a de fascinant dans les propos de Jean-Pierre Luminet, c’est que tout ce rapport au monde, toutes ces spéculations de l’histoire trouvent des correspondances inouïes avec les préoccupations les plus actuelles et les plus complexes de la science contemporaine. C’est en chercheur qu’il pose tout l’enjeu de cette dialectique de la pensée et de la recherche traitant du rôle à la fois historique et présent de l’imagination géométrique dans les recoupements entre découverte scientifique et création artistique. « Après les revendications d’un Kepler, d’un Einstein et de tant d’autres, des physiciens contemporains ont insisté sur le rôle de l’esthétique dans le choix et l’évaluation des théories scientifiques ».

 

De ce point de vue, les intuitions développées depuis la Renaissance auraient suivies un fil conducteur amenant à la théorie de la relativité générale et affirmant que l’espace possède une structure géométrique caractérisée par sa courbure et sa topologie. Certains modèles de la cosmologie la plus contemporaine, sur la base des premiers dessins fascinants et totalement hallucinants de Kepler envisagent la possibilité que l’espace soit d’une certaine manière polyédrique, et que l’arrangement du ciel relève d’une véritable cristallographie cosmique, signalant des corrélations entre la distribution tridimensionnelle des objets célestes lointains et la structure du familier.

 


 

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